Chez Tiubuk

Fin 2022, j’ai assisté dans mon village à une conférence de Frédéric Rognon, ethnologue et professeur de philosophie des religions à l’Université de Strasbourg, sur la liberté face aux enjeux du numérique (je n’ai plus l’intitulé exact de la conférence). Il s’appuyait sur les travaux du sociologue Jacques Ellul (1912-1994) que j’ai découvert à cette occasion et dont le travail sur la liberté est profondément d’actualité. Une grille de lecture de son œuvre permet de constater qu’il a prédit de nombreux événements dont certains ne se sont pas encore produits.

Né le 6 janvier 1912 à Bordeaux et mort le 19 mai 1994 à Pessac, Jacques Ellul était historien du droit, sociologue et théologien protestant libertaire¹. Il fut surtout connu comme penseur de la Technique et de l'aliénation au XXe siècle, et par extension de la liberté, notion primordiale autour de laquelle est bâtie son œuvre. De son propre aveu, « rien de ce que j’ai fait, vécu, pensé ne se comprend si on ne le réfère pas à la liberté ».
Atypique, inclassable, anarchiste pacifiste et écologiste radical, Jacques Ellul annonça avec quelques décennies d’avance notre présent rongé par les technologies oppressives et l’effondrement écologique… Rien d’étonnant à ce que ses travaux d’une troublante actualité soit redécouverts aujourd’hui.

La Technique

Au fil de l’œuvre de Jacques Ellul, il y a la Technique, notion qui englobe les techniques, et qu’il définit comme la recherche en toute chose de la méthode absolument la plus efficace. « Lorsqu’il parle de la technique, au singulier, et souvent avec une majuscule, il désigne le phénomène dans son ensemble. Il réserve l’emploi du mot « technologie » au discours (logos) sur la technique (tekné)  » précise Patrick Troude-Chastenet². Ellul s’appuie sur deux lois :

• 🫵 la loi de Gabor : tout ce que nous pouvons réaliser sera réalisé parce qu'on peut le faire ;
• 😵 la loi de Larsen : on utilise une solution technique pour résoudre un problème technique (créant un surcroît de Technique) : il n’y a pas de recherche non technique.

La Technique est-elle une cause dont nous subissons les effets ? Frédéric Rognon a relaté durant la conférence une anecdote qu’il a vécu lors d’un exposé sur les travaux d’Ellul à des « grands » patrons et patronnes (c’est-à-dire des gens « qui décident ») : la réaction de l’auditoire à la fin de l’intervention a été de reconnaître que nous ne maîtrisons plus rien et que nous ne savons plus où nous allons 😱 ! On peut parler de « bulldozer » de la Technique...

Pour Jacques Ellul, la Technique n’est toutefois ni bonne ni mauvaise. Alors que le consensus est d’affirmer que ce qui nous arrive découle de notre conscience morale, le sociologue affirme qu’il est impossible de ne garder que les « bons » aspects de la Technique. C’est un tout à prendre comme tel. Il y a donc une forte ambivalence : si tout usage de la Technique mène à un certain confort, elle a également des effets dévastateurs.
Frédéric Rognon citait quatre exemples contemporains :

• 📱 les ordiphones : un ordiphone peut sauver des vies en appelant les secours, mais aussi tuer : cet appareil contient du coltan extrait de mines par des enfants-soldats. Il est donc impossible d'avoir un ordiphone sans exploitation des enfants ;
• 🩺 les progrès médicaux : depuis cinquante ans, la recherche médicale n’a cessé de progresser et de permettre l’allongement de la durée de vie, entretenant une dépendance au grand âge. Notre société comporte de plus en plus de centenaires mais iels sont en mauvaise santé ;
• 🫁 les greffes d’organes : au début des années 80, il y avait de nombreux jeunes accidenté•e•s, permettant l’apport d’organes pour les besoins en greffes. Depuis, l’accent mis sur la prévention routière a entraîné la réduction des accidents, donc des décès, donc des dons d’organes. Pour plus de greffes, il faut plus de morts ;
• 🚍 le bus : le développement des écoquartiers est une bonne chose. Mais, à promouvoir les déplacement en bus, on installe des abribus avec des affichages publicitaires au lieu de planter de la verdure (et on peut faire encore pire)...

Ces exemples (et d’autres encore, comme l’énergie nucléaire) démontrent que la Technique est ambivalente et entraîne forcément une régression. Jacques Ellul dénonce la vision partiale consistant à ne montrer que le positif.
Frédéric Rognon se souvenait que, enfant, il était fasciné par les innovations techniques vantées à la télévision : à voir un seul aspect de la Technique, on n’en voit que les bienfaits... Il n’y a pas de lucidité s’il y a propagande.

Et la propagande, c’est un autre sujet d’étude de Jacques Ellul.

La propagande horizontale

Le propagande existe autant en démocratie qu’en dictature : mais dans le premier cas, elle provient des médias et est propagée par les individus. Le sociologue la qualifie d’horizontale. L’ambivalence de cette propagande imposée de manière douce n’est bien évidemment jamais mise en avant.
Pour reprendre l’exemple des avancées médicales, la propagande horizontale promeut l’amélioration de la santé : mais à quel prix ?

Ellul constate qu’on met en avant la liberté là où il n'y en a plus. En d’autres termes, plus on parle de liberté, moins on en a...
Il prône une « décolonisation » de notre façon de voir et d'envisager les choses, de s'émanciper de l'emprise de notre manière de voir le monde. C’est notre responsabilité.

Frédéric Rognon citait Le profilage des populations. Du livret ouvrier au cybercontrôle d’Armand Mattelart et André Vitalis, un essai qui s’intéresse à l’histoire pas si récente de la collecte à grande échelle des données des individus. Dans un précédent article, j’ai également abordé ce sujet.
Selon Mattelard et Vitalis, nous sommes prisonniers et prisonnières d’une société d'hypersurveillance à cause de notre passivité. Que « Big Brother » existe ou non, le système de surveillance poursuit son expansion.
Frédéric Rognon fait état d’une situation vécue pendant le premier confinement de 2020 : il a été dénoncé par une voisine pour être allé dans son jardin au-delà de la distance réglementaire de circulation hors domicile… La surveillance n’est pas forcément technique. 👀

Que faire face au rouleau compresseur de la Technique ?

« Nous plaignons les conséquences de ceux dont nous chérissons les causes. » Pour Ellul, la société peut agir sur trois niveaux : l’individu, le groupe et le politique. Que l’on croit ou non à l’action de chacun, les trois convergent.

L’individu

La résistance individuelle passe par la prise de conscience et l’information. Il s’agit de faire les bons choix personnels, qui ne doivent pas être politiques. Il faut se désengager des compromissions de ce que l’on conteste.

Frédéric Rognon abordait la société de la surinformation qui est la nôtre : qu’est-ce qui est important, essentiel ? À quelles sources s'informer ? Il est difficile de discerner ce qui a du sens, d’autant que « moins tu en sais, mieux tu dors » : le savoir est inquiétant. Rognon rappelait l’importance de croiser les sources et d’identifier celles qui sont fiables (en savoir plus sur le « fact-checking »).

Le groupe

Les petits groupes font plus que ce que l'on croit : ils discutent puis agissent, remotivant les individus qui seuls se sentent désespérés.

Dans les années 70, Jacques Ellul a eu vent d'un projet économique sur la côte aquitaine visant à en faire une nouvelle cote d'Azur, donc une bétonisation de la nature. Ce projet était appuyé par une propagande sur l’emploi...
Avec son ami Bernard Charbonneau, Jacques Ellul a sillonné la région et suscité de nombreuses réunions dans les villages. Les deux hommes ont explicité le discours officiel : installer des golfs au lieu de préserver la pêche et de promouvoir l'artisanat local… Après des années de prêche, Ellul et Charbonneau ont permis aux groupes de protestation de faire capoter le projet... Sauf à Arcachon où ils n’ont pas été écoutés 😵. Leur démarche a mené à la loi sur le littoral.

Le politique

Enfin, le troisième niveau est celui du politique. On ne pas faire sans au vu des enjeux mais on peut l’articuler avec l’individu et le groupe pour avancer ensemble.

Pour Ellul, il faut penser globalement mais agir localement. Il a d’ailleurs donné de nombreuses pistes dans ses écrits qui sont largement réédités aujourd’hui.

Cette conférence était d’une remarquable clarté - merci Frédéric Rognon - sur la pensée de Jacques Ellul, écologiste à une époque où ce mot existait à peine, pourfendeur d’une Technique menaçante sous ses atours séducteurs… Ses intuitions se sont depuis vérifiés : et si on évitait de sombrer dans la plus oppressante dystopie ?