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Pour un numérique plus responsable : introduction

2023-08-23 by Tiubuk

Planète Terre avec des données informatiques en surrimpression / Image Pete Linforth, licence Pixabay

Mise à jour 27 août 2023

Il ne vous a pas échappé que le numérique est au cœur de nos sociétés : maison, travail, loisirs, tout est régi par des appareils informatiques. Vivre sans adresse de courrier électronique, sans ordiphone, sans identifiant quelconque semble impossible… Ce « tout-numérique » a pourtant un coût que, dans tout autre domaine, nous refuserions de payer. Nous sommes prêts à de nombreux compromis, parfois sans nous en rendre compte. Ces compromis ont été rendus possibles par la complicité des pouvoirs publics et la mainmise d’acteurs du numérique dont la puissance financière, l’omniprésence sociale et le poids technologique leur confèrent une place démesurée dans nos vies au point même de menacer nos démocraties et mettre en danger l'environnement. On parle de capitalisme de surveillance. 😱

Parcours personnel

Retour en arrière, probablement en 1985. Je découvre l'informatique avec l'Amstrad CPC 6128 monochrome que mon père a acheté pour son propre usage. Il est analyste-programmeur, c'est-à-dire que son travail consiste à écrire en assembleur, en basic, en cobol des programmes informatiques pour des usages spécifiques. A l'époque, pas d'interfaces graphiques, pas de formations (mon père venait de la comptabilité), peu d'ordinateurs personnels. L'informatique courante se limitait à des programmes de gestion ou de calcul et les jeux vidéo arrivaient timidement. Internet existait dans des labos de recherche mais on était loin de la notion de réseau.
L'Amstrad était pour un usage paternel mais je me le suis assez vite approprié, surtout pour jouer et copier des jeux sur disquette pour les échanger avec mes potes. J’ai vécu les grands chamboulements de l’informatique personnelle : Windows 3.11 avec son interface et sa souris, l’explosion du jeu vidéo, les modems et les premières offres Internet, l’ADSL, l’USB, la photo numérique, Windows XP… Et peu à peu, à la fois en cherchant des logiciels gratuits et en lisant quelques bons papiers, je me suis laissé entraîner vers le logiciel libre et Linux… Des sites web aux logiciels serveurs, des logiciels bureautiques aux applications métier, le libre est désormais partout, pour un impact à la fois économique, social et culturel. Le logiciel libre (c'est-à-dire très schématiquement l'autorisation d'utiliser, partager, étudier et modifier un programme), c’est une histoire complexe de convictions sociales et de culture du partage dont je parlerai dans un prochain article.
Cette lente évolution s’est doublée d’un changement de perception : l’ère du high-tech a été supplantée par la prise de conscience écologique et les risques de la technologie. L’ordinateur de la maison est devenu un générateur de données précieuses et enviées, Internet est devenu un gouffre énergétique… Et le numérique est passé d’utopie foutraque à dystopie organisée.

J'ai depuis longtemps à cœur de défendre et de promouvoir le logiciel libre et ses vertus. Je l'ai fait d’abord avec maladresse dans mon entourage, comme un chien fou enthousiaste. Puis avec l’âge et mon expérience professionnelle, j’ai appris à développer mes arguments et à mieux cibler mon audience. En devenant bibliothécaire, mes compétences m’ont amené à être médiateur numérique et pendant 13 ans, j'ai promu le libre de diverses manières.

Je remercie particulièrement Vivamu à qui j’ai transmis ma curiosité débordante pour le libre et qui en retour a su souvent canaliser cet intérêt dévorant. Je remercie aussi Caroopour les nombreux échanges que nous avons eu sur le sujet. Et enfin ma moitié qui supporte ma radicalité de libriste avec beaucoup de patience et de compréhension !

Si on rendait le numérique plus libre, plus éthique, plus durable ? 😉

La dictature du numérique

On assiste depuis plusieurs années à une concentration et à une centralisation des services, des outils et des données. Des géants comme Google, Amazon, Facebook, Netflix ou Airbnb sont omniprésents dans notre quotidien : ils stockent, organisent, exploitent et contrôlent nos données personnelles. Officiellement pour « améliorer l’expérience utilisateur », mais surtout pour nous profiler à des fins commerciales ou politiques. Connaître les utilisateurs et utilisatrices pour mieux vendre de la publicité, contrôler les masses ou maintenir des monopoles… Un programme fort peu réjouissant.
Les pouvoirs publics sont indirectement complices de cet état de fait, en n’ayant pas su anticiper et maîtriser la montée en puissance des grosses entreprises du numériques, voire en ayant profité de leurs services. En dépit de lois comme le RGPD qui limitent le pouvoir de nuisance des ogres du numérique, la mansuétude dont font toujours preuve les États à leur égard est incompréhensible. Les quelques amendes en millions d’euros sont une ligne budgétaire presque insignifiante pour des entreprises qui se sont enrichies sur les données des citoyens. Nous ne sommes pas leurs clients, nous sommes leur ressource.

Pourtant, nos données personnelles sont une extension de nous-mêmes : elles peuvent indiquer où nous sommes, avec qui, notre orientation politique ou sexuelle, les sites que nous avons visités, notre recette préférée, les sujets qui nous intéressent… Si une donnée seule, prise indépendamment, n’est pas forcément sensible, un ensemble de données peut le devenir : par exemple, si vous avez fait des recherches sur le cancer avant de souscrire à une assurance-vie… Notre vie privée est un élément essentiel de ce qui fait de nous une personne singulière. Une personne ayant accès à votre ordiphone ou ordinateur peut en apprendre suffisamment sur vous en quelques minutes pour vous causer des torts importants : usurpation d’identité, détournement d’informations professionnelles, arnaques financières… Ces données peuvent se retrouver dans la nature : régulièrement des failles de sécurité ou des vols de données dus à des piratages font la une des médias…

Le cas Microsoft

Depuis plusieurs décennies, la majorité des administrations publiques utilisent Windows et Office, deux produits populaires de Microsoft. Cette dernière est une société des États-Unis, un pays connu pour son espionnage systématique des individus ainsi que l’a révélé largement l’affaire Snowden. Microsoft a ainsi potentiellement un accès illimité à des informations massives de nombreuses nations.

Avec les débuts de Windows, Microsoft a inventé la vente forcée (un ordinateur acheté = un Windows, avec des rabais ou des menaces pour les constructeurs), au point d’écraser toute concurrence (je vous parlerai un jour de BeOS), aussi nécessaire soit-elle. Les pouvoirs publics n’ont guère réagis, trop heureux de pouvoir utiliser clé en main un système « moderne »…
Aujourd’hui, Microsoft domine la bureautique (Office), la communication (Outlook, Teams), l’infonuagique (OneDrive) en entreprise et dans les administrations. Pourtant, nombreux sont les cas où Microsoft a fait peu de cas de ses clients, sa base d’utilisateur et utilisatrices étant si élevée que l’entreprise se permet n’importe quoi.

Il y a bien de la concurrence dans certains domaines mais depuis le début de ma vie professionnelle, j’ai toujours utilisé Windows, Office et Outlook, et les outils supplémentaires y ont toujours été rattachés (via Exchange par exemple, l’annuaire des contacts d’une entreprise souvent utilisé par des outils de téléphonie). Depuis 2004, Microsoft sait ce que je fais, à qui j’écris, de quoi je parle, qui sont mes contacts, ce que sont mes activités, alors même que je ne l'utilise pas à titre personnel.
Que le même type de collecte soit effectué dans des services sociaux, médicaux, éducatifs, dans l’armée, la police, les impôts pose problème, n’est-ce pas ? Connaissez-vous un autre domaine où une seule entreprise rassemble autant d’informations sur une période aussi longue ? Hélas, nous pouvons répondre « oui » à cette question, car le cas Microsoft n’est plus le seul…

La menace des GAFAM

La gâteau de la vie privée est semble-t-il assez gros pour être partagé : depuis plusieurs décennies, pas moins de quatre autres entreprises nous espionnent, traçant et stockant nos usages dans de gigantesques fermes de données. Ce sont les GAFAM.
Vous avez certainement déjà entendu cet acronyme qui désigne Alphabet (Google), Amazon, Meta (Facebook), Apple et Microsoft, soit les cinq entreprises ayant les plus fortes valorisations boursières mondiales. Toutes œuvrent dans le numérique mais pas toujours dans les mêmes domaines, et sont tour à tour concurrentes ou partenaires. Ces cinq marques états-uniennes ont acquis une capacité financière et une importance telles qu'il semble impossible de stopper leur ascension et de réduire leur mainmise sur le numérique. A elles cinq, elles constituent le socle d'un risque pour les sociétés civiles.
Ce risque est multiplié par l'émergence d'autres entités aux méthodes semblables : les NATU (Netflix, Airbnb, Tesla et Uber), les BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi), X (ex-Twitter), Spotify, TikTok, Dropbox, WeTransfer, Zoom, Doctolib ou encore Disney+...

Toutes ces entreprises ont pris une place disproportionnée dans nos vies numériques, nous les avons laissé croître et ils sont devenus, en apparence, indispensables. Résumons ces menaces :

  • Alphabet : moteur de recherche (Google : ce que vous cherchez), courriel (Gmail : à qui et quoi vous écrivez), cartographie (Maps : où vous allez et à quelle fréquence), navigateur web (Chrome : les sites que vous visitez), publicité (Adsense : ce qu’on estime vous plaire), statistiques (Analytics : ce que vous faites sur le web), vidéos (YouTube : ce que regardez), système d’exploitation (Android : ce que vous faites avec votre ordiphone), magasin d’applications (Play Store : les applications que vous utilisez)…
  • Amazon : achat en ligne (Amazon : ce que vous achetez), hébergement de sites (AWS : quels sites vous visitez), vidéo (Prime : ce que vous regardez), lecture en ligne (Kindle : ce que vous lisez)…
  • Meta : réseaux sociaux (Facebook, Instagram, Threads : ce que vous lisez, aimez, partagez et à qui), messagerie (Whatsapp : vos contacts et ce que vous leur écrivez), publicité (Ads : ce qu’on estime vous plaire)…
  • Apple : matériel (Mac, iPad, iPhone : ce que vous devriez faire avec vos appareils), musique (iTunes : ce que vous écoutez), systèmes d’exploitation (macOS, iOS : ce que vous faites sur vos appareils), magasin d’application (App Store : les applications que vous installez), infonuagique (iCloud : ce que vous écrivez et stockez), vidéo (TV+ : ce que vous regardez)…
  • Microsoft, mentionné plus haut : ce que vous produisez, écrivez, partagez et à qui, et tout ce que vous faites sur votre ordinateur…

Vous utilisez certainement un ou plusieurs de ces services, peut-être n’avez-vous rien à cacher : on peut connaître votre salaire, vos pathologies médicales, vos partenaires sexuel•le•s, vos numéros de cartes bancaires, d'assurance maladie, la vie de vos enfants, vos habitudes alimentaires, vos choix électoraux, vos avis sur vos collègues, vos connaissances, votre engagement syndical, vos déviances secrètes… Vous n’êtes pas d’accord ? 🤔

« Finalement, prétendre que vous n’accordez aucune importance au concept de vie privée parce que vous n’avez rien à cacher n’est pas très différent que d’affirmer que vous n’avez que faire de la liberté d’expression parce que vous n’avez rien à dire, ou que la liberté de culte vous indiffère puisque vous ne croyez pas en Dieu, ou encore que vous vous moquez éperdument de la liberté de réunion parce que vous êtes agoraphobe, paresseux et antisocial. Si cette liberté ne représente peut-être pas grand-chose pour vous aujourd’hui, cela ne veut pas dire qu’elle ne représentera toujours rien demain . » Edward Snowden.

Ces géants tentaculaires mettent en danger nos vies numériques, non seulement parce que leur concentration freine l’innovation, mais surtout parce qu’elle entraîne une perte de liberté pour les utilisateurs et utilisatrices. Nous devenons peu à peu dépendants de services fournis par un petit nombre d’acteurs. Apple, Google et Microsoft se partagent la quasi-totalité du marché des systèmes d’exploitation pour ordiphones et ordinateurs. La taille de ces sociétés bride l’innovation : difficile de lancer une start-up face à Apple ou Google.
Le manque de diversité de ces géants leur donne la possibilité non seulement de collecter facilement des informations personnelles, mais aussi d’altérer l’information qu’ils diffusent et orienter votre pensée : une recherche via Google sur le mot « nucléaire » n’affichera pas les mêmes liens suivant que le moteur vous perçoit comme militant•e écologiste ou pro-nucléaire.

De plus, le problème de la pérennité des données se pose : que deviennent nos fichiers si Dropbox ou Google Drive ferment ? En 2012, de nombreux utilisateurs et utilisatrices ont perdus des données avec la fermeture forcée de MegaUpload. Ne croyez pas Google ou Dropbox immortels, souvenez-vous de la chute de Yahoo!, une marque qu'on pensait indéboulonnable… Si vous souhaitez changer de service, comment récupérer l’ensemble de vos photos sur Facebook et les exporter avec les commentaires vers un autre service ? Vous êtes à la merci de changements impromptus selon le bon vouloir du fournisseur : ajout de publicité, modification de l’interface…
Vous n’avez aucun contrôle sur ce que les applications peuvent faire, ce sont des boîtes noires qui peuvent agir de façon malveillante : envoyer des messages à votre insu, exécuter du code indésirable, etc. De nombreuses applications l’App Store au-dessus de tout soupçon ont été infectées par du code malveillant alors même que la boutique d’Apple se vante d’être sûre et sans danger…

Espionner les citoyens

La majorité des entreprises problématiques ont leur siège aux États-Unis, un pays où la surveillance de masse est avérée, y compris hors de ses frontières. Nos comportements sur le web sont espionnés en permanence : les révélations d’Edward Snowden ont prouvées que les géants du numérique étaient contraints de communiquer des données parfois extrêmement privées à des services gouvernementaux.
Sous prétexte de lutte contre le terrorisme, les États sont capables aujourd’hui d’obtenir bien plus d’informations qu’on ne saurait l’imaginer. Malgré les scandales, entreprises privées et gouvernements nous espionnent et enregistrent nos vies en permanence.

Reprendre le contrôle de nos données, et plus largement de la sphère numérique, est un enjeu personnel et de société. Notre vie privée doit être préservée, c’est un droit fondamental garanti par la Déclaration universelle des droits humains. Et dans une société démocratique, la vie privée est essentielle à la mise en œuvre d’autres droits fondamentaux tels que les droits d’expression ou d’association.

Vers un futur maîtrisé ?

Soyons réalistes, il n’est pas toujours aisé de remplacer à l’identique un outil éprouvé.  Les ogres du numérique ont su concevoir des services et des outils utiles et difficiles à remplacer mais des alternatives existent mais il est parfois difficile de se défaire de ses habitudes, de son confort. Tout est question de volonté. Vous ne souhaitez plus être surveillé, observé, enregistré ? Commencez par changer de moteur de recherche, de navigateur, créez une nouvelle adresse de courriel chez un fournisseur respectueux, utilisez des services ouverts et transparents...
Prenez le temps de comprendre les changements qui arriveront, à quoi ils vous engagent, en gardant à l’esprit que vous vous sentirez un peu plus libre. Et la liberté, ça n’a pas de prix.

Dans un prochain article, j’aborderai l’aspect environnemental du numérique et les problèmes écologiques qu’il pose. Et nous verrons ensuite comment sortir de cette spirale infernale et reprendre la main un pas après l’autre.